Le corps, de son embellissement aux traitements mortuaires

Responsables de l'axe

Véronique Pitchon et Eric Boës

Présentation générale

Le corps est un support fort des attentions sociales, aussi bien dans la démarche de son embellissement qu’à travers les attentions dont il fait l’objet lors des funérailles. Les dimensions sociale, esthétique, religieuse et politique du corps amènent à envisager différentes approches concernant le rapport au corps qui devient, de fait, un objet d’étude transversal. Les méthodes d’analyse des vestiges (biologiques ou matériels) ont beaucoup évolué ces dernières décennies – par exemple, analyses moléculaires (ADN, isotope) sur les os, les résidus – , et certaines approches sont en plein essor (ethnoarchéologie, par exemple), ce qui rend aujourd’hui essentielle une approche interdisciplinaire impliquant archéologues, archéoanthropologues, géomorphologues, carpologues, paléo-environnementalistes, archéozoologues, généticiens, chimistes, ethnologues et sociologues, autour des morts et des pratiques qui les entourent afin d’être en mesure de proposer de solides hypothèses sur les défunts eux-mêmes, sur leurs biographies, ainsi que sur les pratiques mortuaires et sociales.

 

Le projet de recherche proposé est né d’un constat collectif concernant les données constituées dans le domaine des traitements du corps, aussi bien sous l’angle de la beauté que sous celui des traitements mortuaires. Plusieurs axes peuvent être définis sur un thème qui amène tout naturellement le croisement des données.

Le thème de la beauté et l’esthétique du corps

La beauté doit aussi être pensée dans une dimension historique et culturelle prenant en compte le vivant. Il n’y a pas d’origine à la volonté d’embellir le corps ; depuis toujours, l’être humain use de stratagèmes pour se mettre en valeur afin de séduire ou pour affirmer son statut social au sein d’un groupe. Du point de vue historique, il n’existe pas une époque où une civilisation qui n’ait pas laissé de traces de cette quête de la beauté afin de répondre aux normes en vigueur dictant les modes et les canons définissant le beau et l’esthétique. Ainsi pour chaque période et chaque culture on trouve des traces matérielles donnant des représentations très précises des méthodes mises en œuvre pour permettre l’embellissement du corps. Les objets cosmétiques trouvés dans les tombeaux, ainsi que les nombreux papyri (1700 ans av. J.-C.) qui nous sont parvenus nous renseignent sur les approches de l’Égypte antique envers l’hygiène et la beauté. A l’instar des Égyptiens, les Grecs, puis les Romains ont fait grand usage des produits cosmétiques. Les textes anciens rendent compte de l’emploi privilégié de quatre couleurs dominantes (le blanc, le rouge, le vert et le noir) pour souligner les traits, marquer la puissance. Ainsi, le carbonate de plomb, ou khôl dont les Égyptiens se peignent les yeux, a pour vertu de protéger contre les ophtalmies en maintenant une irritation continue des glandes lacrymales. Le sulfure de plomb ou galène, est le composé principal de khôl. Il contient parfois d’autres minéraux tels du zinc, de l’argent, du cuivre etc. qui changent sa couleur qui va du gris clair au noir profond. Ses propriétés thérapeutiques comme désinfectant de l’œil expliquent en partie l’engouement des peuples méditerranéens pour son usage cosmétique. Toujours en vogue dans les pays arabes actuels, sa composition a changé, l’usage du plomb étant déconseillé, elle dépend des fabricants mais reste principalement à base de substances minérales (Mahmood, S. Zoha, K. Usmanghani, H.M. Mohtasheemul, O. Ali, S. Jahan, A. Saeed, R. Zaihd, M. Zubair, « Kohl (Surma), Retrospect And Prospect », Pak. J. Pharm. Sci. 22.1, 2009, p.107-122). Tout aussi rituels sont les onguents à l’oliban ou au térébinthe qui permettent au corps de lutter contre la transpiration (D. Paquet, Miroir mon beau miroir. Une histoire de la beauté, Paris, 1997, p.14-15). En Grèce, pendant la période hellénistique (IIIe-Ier s.), pour les femmes grecques, comme pour toutes les femmes de la Méditerranée, il va y avoir un engouement pour le blanc de céruse ou carbonate de plomb. Cette poudre recouvre de blanc les visages et cette blancheur est rompue par des fards rouges, végétaux ou minéraux appliqués sur les joues. Dans la Rome impériale, la toilette matinale de la femme est minutieuse, le corps est raclé au strigile, frictionné et nettoyé et la poitrine, les bras, les aisselles, les jambes, le dessus des lèvres et l’intérieur du nez sont épilés. Les cheveux sont renforcés par des cheveux bruns, blonds ou roux, les dents sont frottées à la corne pilée afin d’accentuer leur blancheur et l’haleine est parfumée au persil.

Jusqu’à ces dernières années, le maquillage était généralement présenté comme outrancier et unanimement stigmatisé dans le monde gréco-romain. Toutefois, plusieurs études récentes montrent que cette condamnation systématique du maquillage ne reflète pas la réalité. Les analyses philologiques et physicochimiques des fards et des collyres montrent notamment que la cosmétique n’était pas l’apanage des créatures concupiscentes. Bien au contraire, des traités cosmétiques proposent une gamme très variée de produits dont les matières premières, les formulations et les posologies sont décrites. La frontière établie entre la thérapeutique et la cosmétique est très poreuse et de nombreux produits cosmétiques ont été développés à des fins thérapeutiques (V. Boudon-Millot et M. Pardon-Labonnelie (éds.), Le Teint de Phrynè. Thérapeutique et cosmétique dans l’Antiquité, Paris, 2018).

Les cosmétiques semblent avoir occupé une place importante durant l'époque médiévale. Les recettes consignées dans les livres à usage domestique font la part belle aux emplâtres, onguents, ainsi qu’aux produits utilisés contre les taches, dartres, chancres, fistules, plaies, etc. Le monde arabo-musulman médiéval se distingue par la diversité textuelle rapportant les modes de fabrications et les usages des cosmétiques. Cela provient du fait que la cosmétique prit un ancrage médical s’inscrivant dans les théories thérapeutiques grecques largement approfondies et contextualisées par les savants arabes qui décrivent les actions des éléments végétaux, minéraux ou animaux mis en œuvre pour réaliser pâte, onguents, crème, huile, dentifrices etc. dans des formulaires médicaux à l’usage des praticiens et des pharmaciens.

Une thématique ouverte aux données archéologiques

Si les objets liés à la beauté ou à l’esthétique seront vus à partir des données iconographiques et philologiques, mais aussi les documents écrits qui donnent à voir les corps par le biais de l’embellissement et des raisons qui y ont mené, les données archéologiques apportent d’importantes réflexions concernant le lexique utilisé dans les différentes cultures. Cela permettra d’établir une typologie des représentations de la beauté. Cet angle de travail offrira une vision renouvelée de l’étude de la beauté et ouvrira de nouveaux horizons sur un sujet décidément transversal qui n’a pas cessé d’être au centre des préoccupations de l’homme.

Le traitement mortuaire

Une autre façon d’appréhender le rapport au corps apparaît dans les études consacrées aux pratiques mortuaires. Le corps du défunt fait en effet l’objet de nombreuses attentions et celles-ci sont appréhendées en archéologie par l’examen des sépultures et selon une approche taphonomique qui s’est beaucoup développée depuis une vingtaine d’années.  Le nombre de sépultures fouillées a ainsi considérablement augmenté en Alsace, livrant des corpus importants dès le Néolithique ancien et durant toute la protohistoire, la période de l’Antiquité et le haut Moyen Age. Qu’il s’agisse d’inhumations ou de dépôts de crémation, les ensembles funéraires mis au jour documentent une grande variabilité de gestes pratiqués par les vivants sur les morts. Toutes les périodes sont concernées et certaines opérations d’envergure sont venues compléter ces dernières années les corpus sur des zones peu explorées, notamment à l’occasion des travaux de la LGV-est du COS.

Une réflexion diachronique permettra de dynamiser les approches taphonomiques et archéologiques appliquées aux contextes funéraires, afin de porter un regard spécifique sur le traitement du corps des défunts. Le collectif de recherche regroupe des archéologues et des archéo-anthropologues accoutumés à travailler sur des périodes chronologiques et géographiquement différentes, ce qui permettra de partager diverses expériences, afin de pouvoir valoriser certaines thématiques de recherches qui nécessitent d’être développées. Certaines observations effectuées ou méthodologies mises en place sur des sites du haut Moyen Âge pourront en effet, par exemple, être comparées et appliquées pour des ensembles funéraires protohistoriques. En outre, la prise en compte croissante dans la chaine opératoire archéologique des restes organiques minéralisés ouvre de nouveaux champs d’investigations d’une grande diversité qui permettront d’enrichir nos connaissances et d’alimenter de nouvelles pistes de réflexions sur le costume funéraire, sur les artisanats à l’œuvre, sur le port comme le dépôt de pièces de mobilier, sur les mises en scène lors des funérailles et également sur l’aménagement des sépultures.   

Une grande variabilité des traitements corporels

L’abondante documentation constituée en Alsace doit permettre de dynamiser toutes les réflexions sur les modalités de traitements des corps inhumés, qu’il s’agisse des modes d’ensevelissement, des réouvertures de tombes, des comportements reliquaires ou encore des types d’architecture funéraire. Les modalités d’étude de la crémation des corps ont par ailleurs très largement progressé depuis 20 ans, permettant de mieux distinguer les gestes pratiqués sur les bûchers, puis lors des funérailles. Alors que certaines pratiques sont récurrentes au cours du temps, des spécificités chronologiques apparaissent toutefois clairement. Il s’avère aujourd’hui nécessaire de faire le bilan de ces vingt dernières années de recherches alsaciennes en archéologie funéraire, d’autant que de nouvelles perspectives apparaissent par le biais notamment du traitement statistique des données disponibles et l’essor des analyses paléogénomiques, permettant, par exemple, de tester la variabilité de certains comportements selon les données biologiques disponibles.

 

Un état des lieux concernant les méthodes utilisées et leurs objectifs, aussi bien sur le terrain qu’en laboratoire, s’avère par ailleurs aujourd’hui utile, à partir des nombreux corpus constitués depuis 20 ans. Ce travail pourra aussi s’appuyer sur des projets menés sur des périodes chronologiques comme le haut Moyen Age et des publications de sites en cours, dont les résultats peuvent être utiles pour d’autres horizons chrono-culturels. La multiplication des situations observées permet de disposer en effet d’un corpus de données qui conduit à réunir de nombreux acteurs de l’archéologie régionale, autour d’une thématique transversale dont le point d’ancrage sera les traitements mortuaires dans leur ensemble.

Programme des travaux

Nous envisageons la recherche par le biais de 4 axes principaux qui seront redéfinis, approfondis et développés lors des réunions de travail et séminaires organisés tout au long du prochain quinquennat.

1. Sociologie de la beauté

  • Pourquoi rendre beau, notions et définitions de la beauté, survivances et ruptures temporelles
  • Le genre et le corps. Les caractérisations du sexe comme affichage social
  • Du mobilier funéraire à la représentation sociale des défunts

2. Les traitements mortuaires : la transformation du corps des défunts

  • Interventions anthropiques antérieures au dépôt du corps : momification, embaumement et tout traitement spécifique au dépôt du corps dans un cercueil.
  • Pratique de la crémation du corps et comparaisons diachroniques
  • Différences de traitement en fonction du sexe, de l’âge, de l’origine géographique, de l’état sanitaire ou du statut social

3. L'embellissement du corps, les parures et les vêtements, le mobilier

  • Ensemble des éléments entourant le défunt au moment où il est placé dans la tombe
  • Costume funéraire, parures, à travers l’apport des matériaux organiques minéralisés (à définir)
  • Du mobilier funéraire à la représentation sociale des défunts

4. La recherche de la perfection : Faire disparaitre les défauts

  • Soins thérapeutiques et interventions chirurgicales,
  • De la beauté à la santé : soins pour la peau, confections et médicaments