Institutions civiques et panoplie monumentale

Responsables : Daniéla Lefèvre-Novaro et Michel Humm

Cette opération poursuivra la recherche entamée dans l’actuel quinquennal en approfondissant et en développant ses problématiques, autour de 8 membres titulaires de l’UMR, 1 membre associé et plusieurs doctorants. L’opération entend s’appuyer à la fois sur les informations de nature topographique fournies par la confrontation entre données archéologiques et sources textuelles (d’origine littéraire ou épigraphique), et sur le renouvellement de la réflexion historique sur les institutions et les sociétés de la cité antique. La méthode d’approche s’appuiera également sur la comparaison ou la mise en parallèle des situations rencontrées dans le monde grec et dans le monde romain, dans le but de déceler d’éventuels transferts culturels à travers l’espace méditerranéen, les adaptations aux situations locales ou le développement de solutions originales face à des problématiques qui restent souvent communes. C’est pourquoi, le cadre spatial pris en compte englobera l’ensemble du monde méditerranéen et ses périphéries touchés par les civilisations grecque et romaine, dans une approche délibérément diachronique (des origines de la cité à la fin de l’Antiquité en Occident). La recherche pourra s’appuyer sur des études de détail ou des cas particuliers, que la réflexion collective devra resituer dans un contexte d’ensemble plus vaste en s’intéressant notamment au rapprochement des problématiques. Trois thématiques majeures ont été définies : 1) Agora et forum : mise(s) en scène de l’espace civique (centre monumental et équipement civique ; lieux d’assemblée et espaces judiciaires ; les lieux de la poésie et du chant) ; 2) Sanctuaires, temples et institutions civiques (les fonctions politiques et civiques des sanctuaires ; les lieux de culte dans l’espace urbain) ; 3) Les limites de et dans l’espace civique : fonctions et représentation (limites réelles et symboliques de l’espace de la polis et de la civitas ; portes monumentales et arcs honorifiques). La réflexion historique pourra prendre directement appui sur les résultats des fouilles archéologiques menées par plusieurs membres de l’opération (fouilles de J.-Y. Marc sur le centre monumental de Thasos, fouilles de J.-Y. Marc et S. Blin au sanctuaire de Mandeure (Doubs), fouilles de D. Lefèvre et l’EFA à l’agora de Dreros (Crète). L’organisation d’un colloque international (avec publication d’actes) est envisagée pour l’issue du quinquennal.

Journée d’étude « Prytanée et Regia » (M. Humm et J.-Y. Marc)

Une première journée d’étude fut organisée à la MISHA, à Strasbourg, le 9 octobre 2013, et réunit des historiens et archéologues des mondes grec, étrusque et romain autour du thème « Prytanée et Regia ». Depuis longtemps déjà, des rapprochements avaient été proposés entre d’une part la morphologie architecturale et les fonctions de certaines constructions de l’agora d’Athènes, et d’autre part des constructions apparemment analogues au Forum de Rome, y compris pour des époques très anciennes (VIe-Ve siècles av. J.-C.).

La journée d’étude a ainsi eu pour objectif de vérifier la validité d’une hypothèse émise naguère par C. Ampolo d’une analogie typologique et fonctionnelle entre la Regia de Rome et le « bâtiment F » de l’Agora d’Athènes (“Analogie e rapporti fra Atene e Roma arcaica. Osservazioni sulla Regia, sul rex sacrorum e sul culto di Vesta”, Parola del Passato,26, 1971, p. 443-460) ; mais elle a aussi eu pour ambition d’ouvrir de nouvelles perspectives dans la compréhension des rapports entre topographie, architecture et institutions civiques. Les interventions ont porté successivement sur :

  • “Symbolisme politique et réalités entre le monde grec et Rome” (C. Ampolo)
  • “Le Prytanée d'Athènes : au cœur d'une hypothétique agora archaïque ?” (P. Marchetti)
  • “Problèmes d'identification des prytanées dans le monde grec, à partir de l'exemple de Thasos” (J.-Y. Marc)
  • “Les monuments de type Regia dans le monde étrusque, Murlo et Acquarossa” (D. Briquel)
  • “La Regia, le rex sacrorum et la res publica” (M. Humm).

Les résultats de la journée d’étude « Prytanée et Regia » devraient être prochainement publiés dans les Mélanges de l’École française de Rome (Antiquité). D’autres journée d’étude suivront dans les années à venir et pourront porter, par exemple, sur les lieux d’assemblée et de vote, les salles de conseil public (bouleutéria et curies), les salles polyvalentes de type basilical, les théâtres et leur utilisation politique. Un colloque international pourrait conclure l’ensemble de ces travaux d’ici à 2017.

Le macellum de Thasos (J.-Y. Marc)

La reprise des fouilles dans le centre monumental de Thasos (figure 1), depuis 1996, a permis de mettre au jour un vaste complexe commercial constitué principalement de plusieurs portiques et cours péristyles, s’étendant au sud-est et au sud-ouest de l’agora politique (figure 2).

Parmi ces différentes entités architecturales, on a reconnu un marché alimentaire (figure 3 et 4).

Je ne m’attarderai pas ici sur la description architecturale déjà présentée ailleurs. Je me contenterai de rappeler qu’il s’agit d’un plan canonique de macellum : une cour carrée avec un puits au centre (env. 25,5 x 25,5 m), entourée par un portique ionique péristyle desservant des tabernae sur au-moins deux côtés. La mise au jour d’un édifice de commerce aussi spécifiquement romain est déjà en soi une surprise dans une région, la Macédoine ou l’Achaïe, où ces édifices sont restés somme toute assez rares. D’une manière plus générale, cette découverte est aussi une aubaine si l’on songe qu’à quelques exceptions près (Nyon, Saint-Bertrand-de-Comminges, peut-être Arras) les macella étudiés et publiés ont été soit réoccupés à une époque tardive qui fit disparaître les niveaux d’occupation les plus anciens (comme à Sagalassos, en cours de fouille par l’Université de Louvain), soit fouillés à un moment où on ne se préoccupait guère du mobilier.

À Thasos, nous avons la chance de disposer d’une réserve stratigraphique, constituée de niveaux d’occupation correspondants aux différentes phases d’aménagement de l’édifice. Comme souvent en archéologie urbaine, l’identification et l’interprétation des contextes, surtout des occupations, sont rendues difficiles du fait de leur imbrication, mais le fait de pouvoir associer à coup sûr de la faune, de la céramique (figure 5), du mobilier métallique (figure 6), du matériel halieutique est déjà en soit une rareté pour un édifice de ce genre et permet d’aller bien au-delà de la stricte analyse typologique. 

C’est ainsi que la très grande abondance de déchets de boucherie (figure 7) (et de poissonnerie), ou les vestiges importants des artisanats dérivés de la boucherie, la tabletterie ou la peausserie en particulier, permettent de corroborer l’interprétation de l’édifice comme un lieu qui accueillait, en partie au moins, un marché de la viande et probablement aussi du poisson.

L’abondance et la richesse du mobilier découvert en fouille permet également de reconstituer ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler le circuit de la viande. Que l’on se reporte aux plans des figures 1 et 2 et l’on s’avisera facilement qu’il y a dans l’angle sud-est un véritable complexe architectural intégré :

  • un autel monumental sur plate-forme avec parapet en marbre ; il est pour le moment anonyme, mais il y a de fortes chances qu’il ait été consacré aux « Πάντες Θεοὶs ;
  • une salle, avec une base de statues en forme d’abside, dans laquelle, ou à proximité de laquelle, a été retrouvée la plupart des statues, ou fragments de statues, impériales ;
  • un portique avec trois grands hestiatoria, dans lequel on a fouillé une cuisine ;
  • un macellum, dont l’axe de symétrie est commandé par le grand autel et qui ouvre sur celui-ci par un passage monumental avec deux colonnes ioniques in antis.

En réalité, nous avons à Thasos un dispositif topographique et fonctionnel, qui est l’illustration peut-être la plus éloquente du circuit de la viande du sacrifice rituel jusqu’à sa vente aux particuliers, tel qu’il a été récemment étudié par W. Van Andringa ou S. Lepetz pour le monde romain. À Thasos, la thysia sur l’autel, le banquet à l’hestiatorion et la vente au macellum sont articulés dans un véritable système, dont témoigne l’interdépendance de ces différentes composantes. Voilà déjà un résultat que ne manque pas d’intérêt.

Mais la fouille des états les plus anciens du macellum a permis d’établir que l’édifice remontait aux premiers temps de l’époque hellénistique : il fut en tous cas construit avant le milieu du IIIe siècle av. J.-C. La continuité entre un macellum romain et ses antécédents hellénistiques constitue de fait une nouveauté, qui n’est pas sans importance, notamment dans la discussion sur l’origine du marché de la viande. Ce qui est maintenant admis pour le monde romain d’époque impériale, le lien étroit entre le sacrifice et le macellum, vaut-il également pour le monde grec aux époques hellénistique ou classique ? Poser la question revient à réactualiser la théorie proposée dans les années 60 et 70 par W. Burkert, M.-S. Goldstein, M. Détienne, St. Géorgoudi ou J.-P. Vernant, selon laquelle le sacrifice aurait été une sorte de “boucherie ritualisée”, pour reprendre l’heureuse formule du dernier.

Les découvertes thasiennes attirent également l’attention sur un point important de l’histoire urbaine des mondes grec et romain : la séparation progressive des espaces réservés aux activités de représentation (politiques et religieuses) de ceux dévolus au monde de l’échoppe et de la boutique, du commerce et de l’artisanat. On avait pris l’habitude, à la suite des travaux pionniers de A. von Gerkan ou de R. Martin, de considérer l’urbanisme micrasiatique comme le principal laboratoire de prescriptions formulées depuis Hippodamos de Milet jusqu’à Aristote. Il faudra désormais considérer les réalisations de Macédoine (et en général de Grèce du Nord) d’un autre œil. Il n’est bien sûr pas question de remettre en cause le rôle fondamental joué par l’architecture ou l’urbanisme hécatomnide dans la morphogenèse de la ville hellénistique, mais certainement de considérer avec plus d’intérêt les aménagements urbains de Verghina, de Pella, de Miéza, de Thessalonique, tous contemporains ou même antérieurs aux réalisations cariennes et a fortiori ioniennes, aménagements urbains qui constituent à n’en pas douter l’arrière fond sur lequel s’élève les réalisations thasiennes.

Cette fouille est menée dans le cadre d’un programme de l’École française d’Athènes et s’intègre dans un projet plus général de publication du centre monumental de la ville antique de Thasos, projet qui associe plusieurs collègues (G. Biard, membre de l’EFA, S. Blin, ATER à l’UdS-IRAA du CNRS, J. Fournier, Directeur de études de l’EFA, J.-S. Gros, Chargé de recherche à la British School of Athens, P. Hamon, Professeur à l’Université de Rouen, M. Imbs, Architecte, membre associé à l’IRAA du CNRS, N. Trippé, PRAG à l’Université de Bordeaux). L’UMR 7044-Archimède participe également à ce programme de recherche.

 

Bibliographie

Blin, S. à paraître : « La décoration pariétale du macellum romain de Thasos », dans Zimermann, N. (éd.), Antike Malerei zwischen Lokalstil und Zeitstil ?, XIe colloque AIPMA, 13-17 sept. 2010, Ephèse, Vienne.

Marc J.-Y., « Urbanisme et espaces monumentaux à Thasos », REG 125 (2012), p. 3-17.

Marc J.-Y., « Un macellum d’époque hellénistique à Thasos », dans L. Cavalier, R. Descat et J. des Courtils éds., Basiliques et agoras de Grèce et d’Asie Mineure, Bordeaux, 2012, p. 225-239.